Le goût âpre du réel

Publié le par Kilgore

Bon, la fin de l’année approche, les premiers chants de Noël ne vont pas tarder à nous vriller les tympans au supermarché, bref, c’est bientôt l’heure des bilans. Et les bilans, c’est chiant. Donc on va s’intéresser à un aspect frappant, un seul, qu’on a cru discerner.

Contrairement à ce que disent les mauvaises langues et les hâbleurs, tous les ans il y a quelques très bons films hexagonaux. Contrairement à ce que disent les critiques, il n’y en a qu’une poignée.

Soit quatre films sortis ces 12 derniers mois, quatre films français " réalistes " (au sens balzacien) qui font mieux que se défendre, et qui laissent espérer le meilleur.

Quatre films, c’est peu. On pourrait aussi évoquer cette année, rayon français et dans des genres variés, les derniers Tavernier et Chabrol, Espion(s), Welcome, Les Beaux gosses, etc… qui à des degrés divers ont pu représenter de vraies belles expériences de cinéma, mais il ne s’agit pas de faire un inventaire ou de tresser des lauriers à un cinéma trop souvent médiocre. On pourrait aussi parler d’un Richet, d’une Claire Denis, de Noé ou d’Ozon, ou en bifurquant un peu de quelques films de genre nerveux et bien foutus produits par la jeune garde (Aja, Boukhrief, Emilio-Siri,...) ces dernières années, et puis il y a encore Cédric Kahn, Claude Miller, Nicole Garcia etc… etc… bref, tout ça pour éviter le lieu commun sur le cinéma tricolore. Mais quatre films, c’est leur nombre, et ici on ne cherche pas à fuir le lieu commun, plutôt à évaluer son périmètre, et les franchissements auxquels on a pu assister.
 

Quatre films donc, films noirs, drames, tragédies, faits divers au moins potentiels, qui soudain ont infusé sur le palais des spectateurs le goût âpre du réel, quand ces dernières années, hormis les quelques Audiard, Kechiche, Beauvois (Le Petit lieutenant) ou Zonca (Le Petit voleur), personne ne semblait capable de donner un peu de consistance, et surtout de persistance, au monde tel que filmé par notre cinéma national, qui se mordait souvent la queue entre marivaudages fadasses et jeux d’esprits sans portée, quand il ne prétendait pas se présenter comme l’héritier du bon vieux " cinéma populaire " (désolé pour le cliché, injuste comme on vient de le voir, mais comme tout cliché il comporte une part de vérité).


Pour elle, en décembre de l’année dernière, fut la première bonne surprise, parce que c’est typiquement le genre de film que les Français ratent, en général. Efficace, redoutablement efficace, porté par un Lindon qui devient au fil des ans le meilleur " acteur physique " du cinéma français, ce premier film vu presque par hasard va faire l’objet d’un remake US, avec l’ex-scientologue Paul Haggis aux manettes, et Russell Crowe dans le rôle principal (bon choix, il y a une sorte de correspondance entre les deux acteurs, là encore du point de vue physique). Pas un chef-d’œuvre ou un film total, non, mais ce n’est pas ce qui était visé. Resserré autour d’un ou deux sentiments viscéraux, d’une volonté farouche, le premier film de Fred Cavayé ne fait qu’une chose, dérouler le cheminement de son personnage, ses transgressions successives, le parcours qui le mène d’un point A à un point B (assez improbable au départ), mais il le fait si bien, avec tant de conviction, que l’ensemble paraît formidablement vrai. Aucun accroc, aucun coup de canif dans le contrat.


Le second film était plus attendu, et il n’a pas déçu. J’espérais Un Prophète depuis des mois, retrouver ce sens incroyable de la narration qu’a son réalisateur, cet art consommé d’ancien chef monteur qui opère enfin sur une majorité, comme s’il avait fallu progresser un peu plus à chaque film vers la reconnaissance, même si le Prophète n’a pas été un carton, et malgré quelques voix dissonantes, que je peux d’ailleurs parfaitement comprendre quand l’argument ne se résume pas à " c’est trop bien fait, trop habile " ou " c’est amoral ", ce qui est quand même soit l’indice d’une profonde mauvaise foi, soit l’expression d’un moralisme inepte et planplan – en somme pour satisfaire ce type de spectateur il eût fallu quelques cadrages à l’arrache et un chapitrage en règle du public, ce qui témoigne d’un certain mépris pour ce dernier quand il n’est pas soi. Au passage, il faut le dire : non, Un Prophète n’est pas " le meilleur film d’Audiard ", c’est le dernier film en date d’un cinéaste qui n’en a fait que des bons, des très bons, des formidables, et il faudrait arrêter de tortiller du cul ou de faire la fine bouche dans l’espoir de signaler au monde sa dérisoire existence quand on possède un réalisateur de ce calibre (à bon entendeur…).


Egalement présent à Cannes, A l’origine est sorti mercredi dernier, raccourci de 15 minutes. Autant j’attendais le Audiard, autant je m’en cognais un peu de Giannoli, qui jusque-là ne m’avait jamais vraiment intéressé, et m’avait même franchement barbé avec Une Aventure. J’avais tort. La première heure de son film est un monument d’intensité et d’intelligence de mise en scène. Le vertige éprouvé par le personnage de Cluzet est proprement sidérant. Ce clown blanc de farce tragique, muré dans une folle atonie derrière laquelle sourd l’effrayante violence de ses impulsions, qui s’enferre finalement là d’où tout un chacun fuirait pour ne pas avoir à supporter l’état de tension atroce qu’implique un tel mensonge… Impossible de ne pas se surprendre à contempler en soi ses propres gouffres. Le processus d’identification tourne à plein, tout du long, et d’autant plus que s’amorce le "dégel" du personnage, alors même que sa folie se manifeste en pleine lumière. Une autoroute vers nulle part, et la fuite en avant d’un aigrefin qui escroque puis s’escroque sciemment... Même si le film souffre de quelques longueurs (langueurs) dans sa seconde partie, il ne cesse jamais d’impliquer son spectateur, plus que ne l’avait fait L’Adversaire avec un personnage assez similaire, par la grâce d'un acteur qui a toujours boxé dans la même catégorie qu’Auteuil - et en a sans doute pâti. L’hypnotique composition des paysages désolés du chantier, le ballet des Caterpillar, tout cela démontre qu’enfin quelqu’un en France a compris le potentiel cinégénique de ce type de panorama para-urbain (bon j’exagère, il y en a d’autres, mais peu), que quelqu’un a compris que cette morne plaine du Nord pouvait servir à tourner autre chose que les Ch’tis – à bien des égards, ce film est l’anti-Ch’tis, ou plutôt son antidote.


Quatrième coup de semonce de ce "retour", celui d'une réalité au goût âcre dans la bouche du spectateur, et plus seulement le reflet qu’en renvoie l’écran sur sa rétine, Rapt, qui sort ce mercredi. Lucas Belvaux est un acteur qui ne joue plus beaucoup, et un cinéaste "franco-belge" éminemment intéressant, mais il demeurait des naïvetés, des scories dans ses films précédents, qui empêchaient qu’on y adhère pleinement : il y avait le premier volet de sa trilogie, nettement moins dense que les deux autres ; il y avait quelques scènes du début de La Raison du plus faible, pourtant remarquable dans sa dernière partie, ce qui n’est pas courant dans notre cinéma. Rien de cela dans Rapt, qui est peut-être l’égal voire le maître du Prophète cette année. Un film sec, maîtrisé, d’une noirceur absolue (voir sa dernière demi-heure, si vous pensiez avoir tout vu avant), dont tous les aspects, policier, noir, dramatique, s’équilibrent comme cela a rarement été le cas ces dernières années. Après Les Patriotes, peut-être le second film majeur dans la carrière de l’excellent Yvan Attal (un candidat très sérieux au César… avec Cluzet, Rahim et Lindon -pour Welcome- , pas de hasard).


Quatre films à la distribution impeccable, et un mot qui suffit à suggérer ce qu’ils partagent, la raison pour laquelle ils sont des expériences sensorielles pour le spectateur : l’âpreté. C'est rare d'avoir l'impression de trouver un mot qui sonne parfaitement adéquat. Le réel est âpre, sensible, chair, dans chaque plan de ces films qui s’assignent une trajectoire, s’y tiennent et de fait ne cessent de s’étendre autour, perçant même vers le fantastique pour certains, avec un réalisme brut - l’ingrédient essentiel du fantastique - qui n’a rien d’un aveu de faiblesse ou d’un effet de mode, qui ne bride pas la virtuosité, n’exclut pas la stylisation, au contraire - il s'agit seulement de ne pas forcer la dose. Un peu de tension narrative, un peu de vie malgré l'histoire et l'artifice, la base en somme, alors que tant de films ne projettent que la représentation d'une représentation, comme s’ils méprisaient la réalité commune au profit d’un monde des idées plutôt vain. Pour ne citer qu’eux, les frères Larrieu ont voulu courir avant de savoir marcher, même si évidemment leur propos, pas inintéressant en lui-même, était bien autre que de restituer le réel dans son âpreté, et finalement leur fantaisie cosmico-sensualo-intellectualiste et le sabir de métaphysique burlesque qui l’accompagne ont produit une œuvre qui tient moins à l’estomac que n’importe quel survival de série Z (Dominique Noguez, grand admirateur de Duras, étant tout sauf un mauvais auteur, on ne saurait lui attribuer la moindre part de responsabilité). Et avec eux tous ceux qui font du verbe, de l’esprit, du décor sans même explorer l’imaginaire, et oublient de travailler, fût-ce en sous-couche, la texture du réel qu’ils filment. C'est qu'il faut autant d'imagination pour peindre vrai que pour créer une féérie. C'est qu'il ne suffit pas de dire "c'est sensuel" pour ça le soit (à moins d'être un vrai démiurge).

Quatre films donc qui tiennent au corps, qui essoufflent, étreignent, qui ont la saveur du réel sans en avoir la platitude. On n’en demandait pas plus, et pour une fois qu’on l’a eu, on ne peut qu’en redemander. Nourrissez-nous, vous nous parlerez quand nous n’aurons plus faim.


P.S. : bon maintenant que c’est dit, si on pouvait avoir droit de temps en temps à de la SF, du fantastique (La Moustache c'était bon, encore Lindon) ou du zombie flick (vivement La Horde) réussis, ça nous éviterait d’avoir à attendre le prochain retour du cinéma français à une âpre réalité…

Publié dans Fo-fo-focus

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